Le 10 septembre 2015, la Cour de Cassation a rejeté le pourvoi formé par les héritiers de MATISSE et PICASSO à l’encontre de la décision de la Cour d’Appel du 18 décembre 2013 rappelant qu’avant 1910, le droit de reproduction était présumé être cédé de concert avec la vente du support matériel de l’œuvre.
Ce faisant, la Cour de Cassation a tranché en faveur de l’héritier du collectionneur d’œuvres d’art Russe M. Ivan MOROSOFF, et ce au terme d’une épique bataille judiciaire portant sur d’épineuses questions de droit d’auteur.
1.Historique
Le droit d’auteur moderne a véritablement éclos pendant la Révolution. C’est, en effet, par deux lois en date des 13-19 janvier 1791 et des 19-24 juillet 1793 que le droit de représentation et le droit de reproduction sont nés.
Ainsi, l’article 1er du décret du 19 juillet 1793 a consacré le droit de propriété de l’auteur sur son œuvre : « Les auteurs d’écrits en tout genre, les compositeurs de musique, les peintres et dessinateurs qui feront graver des tableaux ou dessins, jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République et d’en céder la propriété en tout
ou en partie ».
Rappelons qu’il existe, en effet, en matière littéraire et artistique, deux propriétés : la propriété incorporelle de l’œuvre et la propriété sur le bien corporel, à savoir le support matériel.
Par suite, la question s’est posée de savoir si la cession du support matériel devait être considérée comme emportant celle de la propriété intellectuelle et, en particulier, le droit de reproduction.
Après de nombreuses hésitations, la Cour de Cassation (en chambres réunies) a tranché cette question dans un arrêt historique du 27 mai 1842 :
- Si rien n’est prévu dans le contrat, la vente du support matériel emporte celle du droit de
reproduction. - Une réserve peut, cependant, figurer dans le contrat qui écarte alors le droit de reproduction du « périmètre » des droits transférés lors de la vente du support matériel de l’œuvre.
Cette solution a été critiquée par la doctrine (au motif qu’elle instituait une confusion entre la propriété matérielle du support et la propriété intellectuelle portant sur l’oeuvre) mais a pourtant été maintenue de manière constante par la jurisprudence jusqu’à l’intervention du législateur qui a légiféré aux fins de protéger les droits des auteurs.
La loi du 11 avril 1910 (relative à la protection du droit des auteurs en matière de reproduction des œuvres d’art) dispose, en effet, désormais en son article 1er que : « L’aliénation d’une œuvre d’art n’entraîne pas, à moins de convention contraire, l’aliénation du droit de reproduction».
La solution est donc l’inverse de celle résultant de la législation antérieure en ce que désormais, le support matériel de l’œuvre et les droits de propriété intellectuelle sont indépendants et doivent faire l’objet de cessions séparées et POURTANT…
2. L’arrêt de la Cour d’appel du 18 décembre 2013 (Paris, pôle 3, ch. 1, 18 décembre 2013, n° 12/07594, P. Konowaloff c/ C. Duthuit, consorts Matisse et Picasso et EURL Picasso Administration, inédit)
M. Ivan MOROSOFF, industriel Russe et collectionneur d’art, a constitué au début du XXe siècle une importante collection de tableaux de peintres modernes parmi lesquels figuraient des œuvres de M. Pablo PICASSO et de M. Henri MATISSE. En 1918, ces tableaux ont été déclarés propriété de la République socialiste fédérative de Russie et sont aujourd’hui présentés au public dans des musées de Moscou et Saint-Pétersbourg.
M. Pierre KONOWALOFF, héritier de M. Ivan MOROSOFF, a assigné les héritiers de MATISSE et PICASSO afin d’obtenir la restitution des sommes perçues par eux en rémunération du droit de reproduction des tableaux en cause dans la limite de la prescription trentenaire.
Par arrêt du 18 décembre 2013, la Cour d’Appel de Paris, après avoir reconnu la qualité d’héritier de M. Pierre KONOWALOFF, a jugé qu’avant la publication de la loi du 9 avril 1910, la loi applicable au litige était le décret révolutionnaire des 19-24 juillet 1793 précité (lequel disposait, en substance, que la cession d’une œuvre faite sans réserve transférait également à l’acquéreur le droit de la reproduire).
S’agissant des conflits de lois dans le temps, le principe est que le contrat reste régi au moment de sa conclusion afin de ne pas déjouer les prévisions des parties. Au cas d’espèce, Pierre KONOWALOFF a réussi à démontrer que les œuvres litigieuses avaient bien été acquises par son arrière-grand- père avant 1910. De leur côté, les héritiers de MATISSE n’ont pas été en mesure d’établir que, dans ses rapports directs avec le collectionneur Russe, l’artiste s’était expressément réservé le droit exclusif de reproduction sur les deux œuvres suivantes suivantes « Nature morte bronze et fruits » et « Nature morte à la danse » ou « Fruits, fleurs, panneau la danse ».
En conséquence, la Cour d’Appel de Paris a jugé que les droits exclusifs de reproduction sur les tableaux en cause sont réputés avoir été transmis à M. MOROSOFF (en sa qualité d’héritier) avec les œuvres. Une solution identique a été admise pour les œuvres acquises par M. MOROSFF de PICASSO.
La Cour a également condamné les consorts MATISSE et PICASSO à restituer à M. KONOWALOFF les droits de reproduction qui leur sont échus depuis le 30 août 1972, soit personnellement, soit par l’intermédiaire de leurs auteurs ou des diverses sociétés de perception en France et à l’étranger, pour les tableaux litigieux. Une expertise judiciaire a ainsi été ordonnée aux fins de déterminer le montant des sommes dues.
3. La décision du Conseil Constitutionnel du 21 novembre 2014 (Cons. const. 21 nov. 2014, no 2014-430, QPC. 2.L. du 9 avr. 1910, JO du 11.3. Paris, 18 déc. 2013, RG no 12/07594)
Le Conseil Constitutionnel a été saisi le 17 septembre 2014 par la Cour de Cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de « l’article 1er du décret du 19 juillet 1793 (aujourd’hui abrogé par l’article 77 de la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique qui a été codifié dans le code de la propriété intellectuelle (CPI, art. L. 111-3), tel qu’interprété par l’arrêt des chambres réunies de la Cour de cassation du 27 mai 1842 ».
Bien qu’il soit rare que le Conseil Constitutionnel ait à juger d’une affaire portant sur la constitutionnalité d’un décret révolutionnaire remontant à 1793, le Conseil Constitutionnel a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution et, ce faisant, a tranché en faveur de l’héritier du collectionneur Russe (M. Ivan MOROSOFF) dans le conflit l’opposant aux héritiers de deux des peintres les plus célèbres du
XXe siècle que sont MATISSE et PICASSO.
Plus précisément, le Conseil constitutionnel a jugé que ni la protection constitutionnelle des droits de la propriété intellectuelle, ni celle de la liberté contractuelle ne s’opposent à une règle selon laquelle la cession du support matériel de l’œuvre emporte cession du droit de reproduction à moins que les parties décident d’y déroger par une stipulation contraire.
4. L’arrêt de la Cour de cassation du 10 septembre 2015 (Arrêt n° 949 du 10 septembre 2015 (14-13.236) – Cour de cassation – Première chambre civile)
Le 10 septembre 2015, la Cour de Cassation a rejeté le pourvoi formé par les héritiers de MATISSE et PICASSO à l’encontre de la décision de la Cour d’Appel du 18 décembre 2013 précité rappelant à nouveau qu’avant 1910, le droit de reproduction était présumé être cédé de concert avec la vente du support matériel de l’œuvre.
La Cour de Cassation vient donc de mettre un terme à une longue saga judiciaire dont les racines remontent aux prémices de l’URSS.
5. Synthèse
- Le décret de 1793, aujourd’hui abrogé, est conforme à la Constitution;
- La cession d’une oeuvre d’art réalisée avant l’entrée en vigueur de la loi du 11 avril 1910, et faite sans réserve, transfère également à l’acquéreur le droit de la reproduire.
6. Apport
La portée de ces décisions est importante dans le monde de l’art en ce que M. MOROSOFF n’est pas le seul collectionneur d’art russe (c’est aussi le cas de M. Sergueï CHTCHOUKINE dont la collection était encore plus impressionnante).
Ainsi, on peut penser que les héritiers ou légataires de collectionneurs possédant des toiles de maîtres acquises avant 1910 (et non encore tombées dans le domaine public) vont peut-être vouloir dorénavant négocier le prêt desdites œuvres avec les musées au motif que ces musées doivent solliciter leur autorisation avant toute reproduction des œuvres en cause.
Enfin, les héritiers ou légataires de ces collectionneurs pourraient, en s’appuyant sur les décisions précitées, être tentés de réclamer des indemnités aux musées auxquels ils ont prêté leurs œuvres par le passé, en lien avec les reproductions desdites œuvres telles que précédemment effectuées par ces musées.
Isabelle Vedrines – Avocat Associée
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